FRANCE ANIMATION
Depuis la mort d'Idéfix, il n'y avait plus en France de grand studio d'animation. Le coup d'envoi de France Animation (voir Banc-Titre n° 48) a mis fin à cette situation. La machine s'est mise en route avec une grande série télé (Les Mondes Engloutis) dont le passage à l'écran débutera en septembre 85. Pour l'instant le public n'a pu voir (lors de l'inauguration des locaux) que le film-pilote. Comme il a été réalisé par la S.F.P., nous réservons notre jugement sur le travail de France Animation. Bernard Génin a rencontré Richard Torchin, directeur général de la société.
Bernard Génin : Comme est né France Animation ?
Richard Torchin : C'est un projet qui couvait depuis des années dans l'esprit de plusieurs personnes (dont Gilbert Wolmark). Ce projet a rencontré un environnement favorable grâce au ministère de la Culture et à l'agence Octet. Il faut bien l'affirmer : c'est la première fois depuis longtemps, peut-être depuis toujours, que les pouvoirs publics se soucient de l'animation. Nous assistons à une véritable prise de position, à des efforts sans précédent pour faire vivre un métier qui jusque là était resté à un stade assez primaire
B.G. : Tout de même, il y avait un cinéma d'auteur qui s'exprimait par le court-métrage, même si c'était sans grands moyens
R.T. : Oui, mais ce que nous voulons faire vivre, ce n'est plus une série d'uvres sporadiques, réalisées par des créateurs, fussent-ils géniaux C'est un véritable marché. Nous raisonnons cette fois-ci en termes économiques. En termes culturels aussi, bien sûr Mais certains chiffres sont assez accablants. Au Japon, l'animation fait vivre entre 20 000 et 30 000 professionnels. En France, ils sont 200 ou 300 ! Sur les 300 heures de dessin animé que passent les chaînes nationales, 91 % sont fabriqués à l'étranger, essentiellement dans 2 pays qui sont le Japon et les États-Unis.
B.G. : Comment comptez-vous vous battre contre ces deux ogres ?
R.T. : Nous travaillons actuellement sur une série de 26 x 26 minutes que nous pensons fabriquer en 16 ou 18 mois. Effectivement, c'est ambitieux, et nous ne serons jamais compétitifs par rapport à des pays comme le Japon : au point de vue délais d'exécution, nous ne leur arrivons pas à la cheville. Le problème est donc de se démarquer complètement de ces pays-là, et de ne pas attaquer le marché sur les mêmes créneaux. Notre créneau, c'est essentiellement celui de la qualité. Il y a actuellement une saturation (des médias comme du public) face à l'animation « à la japonaise », qui est souvent une juxtaposition d'images et non du dessin animé. Il y a place sur le marché français, européen, et même c'est notre ambition mondial, pour un dessin animé de qualité, original, bien fait et qui fasse place au rêve. Bien sûr, cela se fera par étapes. L'ambition de France Animation (et j'insiste sur le fait que c'est peut-être la première tentative de cette envergure en Europe occidentale) est de devenir un centre de fabrication de dessins animés qui soit non plus « artisanal » mais industriel (même si je n'aime pas le mot « industriel » associé à une notion aussi artistique que le dessin ou l'animation ). Nous espérons devenir une structure permanente et je dirais presque « tous azimuts ». Nous avons commencé par une série télé parce que le fer de lance du renouveau de l'animation française c'est la série télé (génératrice de droits dérivés : jeux, jouets, bandes dessinées, vidéo, tee-shirts ). Mais France Animation sera à même très rapidement de faire du long métrage, du court-métrage, des spots publicitaires.
B.G. : On dit que le budget du 1er épisode est supérieur à celui du reste de la série et qu'une partie du travail est fait en Belgique
R.T. : C'est un problème temporaire de formation de la société. Si nous pouvions du jour au lendemain rassembler ici une centaine de professionnels nous le ferions. Mais c'est très difficile, à tel point que nous allons être obligés de mettre en place à partir de février un plan de formation inédit à ce jour, pour former des animateurs, des traceurs, des intervallistes ou des assistants. Comme par ailleurs la date de diffusion des Mondes Engloutis sur Antenne 2 est impérativement fixée à septembre 85, nous avons dû, de façon tout à fait temporaire, sous-traiter à l'étranger.
Quant au budget du pilote, il est bien évident qu'un premier épisode c'est quelque chose d'expérimental, c'est un travail au cours duquel les équipes se forment et apprennent à se connaître. On fignole donc toujours un peu plus le pilote, parce qu'il sert aussi de vitrine, parce que c'est sur lui que se font les achats de la série. Mais ça ne veut pas dire que les épisodes suivants seront moins soignés puisque nous voulons jouer l'argument de la qualité. Michel Gauthier, le réalisateur, est très strict sur ce point.
B.G. : En quoi consiste le plan de formation que vous allez mettre en place ?
R.T. : Nous allons recruter des dessinateurs et faire venir des formateurs, éventuellement de l'étranger. Le stage d'assistant-animateur durera environ 6 semaines. Nous choisirons des gens qui ont déjà un certain background, dans la BD ou l'illustration. Nous avons déjà beaucoup de demandes : le bruit fait autour de la société a suscité de nombreuses candidatures.
B.G. : Commencer une série de longue haleine et former ensuite les techniciens qui vont la réaliser, n'est-ce pas mettre un peu la charrue avant les bufs ?
R.T. : Vous savez, dans les 4 années qui viennent, il faudrait doubler le nombre de professionnels pour réaliser tous les projets qui couvent, non seulement à France Animation, mais dans tous les studios français.
D'un point de vue théorique et idéal, c'est vrai qu'il serait mieux de former les gens d'abord, et de les faire débuter ensuite en production. Nous sommes obligés de faire un peu les deux à la fois. L'environnement était favorable, la machine est partie
B.G. : Avez-vous déjà des projets de vente à l'étranger ?
R.T. : Oui. Nous sommes en pourparlers avec la Hollande, l'Italie, la Belgique, le Canada, l'Espagne. Et puis n'oublions pas que dans les partenaires de France Animation, il y a la société canadienne Crawleys. Sa filiale Atkinson, considérée comme un des plus grands spécialistes mondiaux de l'animation, peut nous ouvrir les portes du marché américain.
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B.G. : Ne trouvez-vous pas dommage que, pour inaugurer une grande série télé française, on retombe dans les sentiers battus du space-opéra, avec des robots et un tas de concessions à la mode. L'imaginaire des enfants ne vaut-il pas mieux que cela ?
R.T. : Mais Les Mondes engloutis n'est pas un space-opéra. C'est un scénario qui ouvre en grand les portes du rêve. Nina Wolmark vous en parlerait plus savamment que moi, mais je vais vous résumer en gros la série : la cité d'Arkadia a été engloutie par le grand cataclysme, elle s'est retrouvée au centre de la terre. Quelques Arkadiens ont survécu autour de leur soleil artificiel qui s'appelle le Shagma. Ces gens-là vivent heureux, sans aucun besoin, sans connaître la violence, jusqu'au jour où le Shagma tombe malade. Comme il a été bâti par de vieux ordinateurs et de vieux logiciels dont ils ont perdu la mémoire, les Arkadiens sont bien embêtés pour le réparer. Les enfants de la cité d'Arkadia ont alors l'idée de pénétrer dans le musée qui était tabou. Ils y retrouvent l'image de certains de leurs ancêtres qui ont vécu sur la terre, enregistrée sur des écrans vidéos. Ils se disent que peut-être certains ont survécu et conservé les plans du Shagma. Ils envoient donc à la surface de la terre une « messagère » Arkana dans une espèce de vaisseau-personnage un peu bougon qui génère de petits robots : les shaggys. Il y a le shaggy balayeur, le shaggy menuisier, etc. Tous les shaggys ont une fonction différente. Arkana s'embarque donc avec deux petites mascottes, Bic et Bac, mi castor mi tamanoir, à bord de Shagshag. Dans une grotte où ils font de la spéléologie, ils rencontrent deux enfants, Bob et Rébecca, qui décident de les accompagner. En chemin, ils rencontrent Spartakus, un homme des cavernes, doué de pouvoirs un tantinet magiques (grâce à un bracelet doté d'une arbalète qui peut agripper n'importe quoi). La série nous montre donc leur voyage picaresque à travers les strates de l'écorce terrestre. Chaque épisode est la rencontre d'une nouvelle civilisation. On peut appeler cela voyage initiatique, ou simplement promenade à travers des éléments qui suscitent le rêve, l'évasion, la fantaisie et l'humour
B.G. : N'allez-vous pas écraser les petites sociétés qui existaient avant vous ? On dit que les tentatives de sous-traitance du banc-titre avec certaines ont échoué
R.T. : Notre opinion, c'est qu'il y a de la place pour tout le monde. Les notions de concurrence sont faibles par rapport à un défi, un enjeu un challenge. Pour nous, chacun doit réussir dans son créneau particulier. La meilleure preuve c'est qu'une petite société comme Image et Ordinateur, qui s'est créée à Angoulême dans la mouvance du « Rapport image », travaille avec nous et nous fait une partie de la trace-gouache.
B.G. : Pourtant ils s'appellent « Image et Ordinateur »
R.T. : Oui, mais ils ont une section animation traditionnelle. Et j'en profite pour préciser que nous avons l'ambition pour l'instant de mettre en place une structure animation traditionnelle Les nouvelles technologies seront étudiées dans un deuxième stade.
B.G. : On nous avait pourtant annoncé des chiffres étonnants grâce au « tout-ordinateur »
R.T. : Vous savez, chaque fois qu'une nouvelle technologie apparaît, on a un peu tendance à anticiper sur l'avenir, à croire que tout ce qui précédait va devenir obsolescent La série par ordinateur serait un leurre. Les coûts sont fantastiques. Une nouvelle technique c'est bien mais ça met cinq ou six ans à prendre consistance : j'ai participé au lancement en France du disque compact à lecture laser. Tout le monde a dit en 83 que le disque était mort. Moi je vous assure que le microsillon a encore de belles années devant lui. Les « nouvelles images » ne font pas concurrence à l'animation traditionnelle c'est « autre chose ». Ça peut faire des publicités excellentes, des génériques léchés Les outils évolueront, on fera des progrès, mais aujourd'hui il est prématuré de dire « une technique s'en va, l'autre arrive »
B.G. : Quels sont vos projets après Les Mondes engloutis ?
R.T. : D'abord c'est presque un nouveau projet que de passer de 26 épisodes à 52. Puis nous réaliserons 2 spéciaux de 60 minutes pour une télévision britannique, T.V.S., d'après une nouvelle intitulée « The Song of Pentercost ». Ensuite, rien n'est concret mais nous pensons à une série identique aux Mondes Engloutis d'après un personnage des éditions Vaillant : Rahan.
Nous avons aussi le projet de réaliser des spots publicitaires pour prouver que nous sommes à même de faire aussi bien que les Anglais. Mais je me permets d'ajouter que tous ces efforts à recréer l'animation en France seront vains si les sociétés de programmes de télévision ne jouent pas le jeu : en investissant chaque année l'équivalent de 2 ou 3 dramatiques (15 ou 20 millions de francs), en proposant des séries, des longs ou des courts-métrages, en les payant à leur juste prix
Pour l'instant nous sommes environ 45 à France Animation. Nous serons une centaine à la fin de l'année, et entre 120 et 140 fin 86. Nos locaux font plus de 1 000 m2 et nous avons une option sur une partie du 3e étage de l'immeuble Alors tous les espoirs sont permis
Propos recueillis par Bernard Génin